Les paradoxes de l’insertion professionnelle des jeunes

Les paradoxes de l’insertion professionnelle des jeunesPar Gilles Pinte, Maître de conférences en sciences de l'éducation et Jacques Fischer-Lokou, Maître de conférences en psychologie sociale à l'Université Bretagne Sud.

 La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

 

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C'est par où, l'entrée ? Jean-François Gornet/Flickr, CC BY-SA
Gilles Pinte, Université de Bretagne Sud et Jacques Fischer-Lokou, Université de Bretagne Sud

Pendant longtemps, l’insertion professionnelle a été considérée comme un des marqueurs du passage à la vie adulte. Même si c’est encore le cas, on observe une dissociation entre l’insertion professionnelle et la perception subjective d’être devenu un adulte.

L’insertion des jeunes est bien à l’intersection de plusieurs facteurs qui interagissent entre eux : les liens sociaux, le capital culturel et financier, les niveaux de qualification, les méthodes de sélection et d’orientation scolaires. On a tendance en France à regrouper la catégorie des « jeunes » dans une même catégorie et à les stigmatiser comme une génération sacrifiée par rapport à l’emploi. Pourtant, à y regarder de plus près, la France se situe de plus en plus dans une société à plusieurs vitesses en matière d’insertion professionnelle des jeunes.

La dernière étude longitudinale du CEREQ intitulée, « D’une génération à l’autre », l’inquiétude des jeunes en question, montre ce paradoxe de jeunes qui se disent majoritairement confiants face à l’avenir, mais dont le sentiment d’insécurité augmente.

Le poids du diplôme

Si les spécialistes de l’éducation s’entendent pour noter que l’insertion professionnelle ne peut se faire en amont que par l’institution de l’école et sa fonction éducative, on peut observer un décalage entre une frange de la jeunesse qui sort du système sans diplôme ou qualification et une autre, surdiplômée, dont le parchemin sert encore de viatique tout au long de la carrière professionnelle. Dans l’entre-deux, la classe moyenne des jeunes diplômés des BTS, DUT et de l’université dont l’insertion sera plus ou moins difficile selon les filières choisies.

De plus, selon les pays, les filières seront plus ou moins valorisées selon la place qu’elles accordent à la professionnalisation, celle-ci intervenant parfois assez tôt dans les cursus. Si celle-ci contribue à la valorisation des filières en Allemagne, elle est envisagée en France plus tardivement et avec un poids social mois fort que celui qui est donné aux formations générales.

Le poids des classes préparatoires aux grandes écoles (CPGE) illustre ce bien ce phénomène où une minorité d’élèves hypersélectionnés acquièrent pendant deux ans des connaissances pointues mais qui restent générales sans se préoccuper de connaissances techniques et professionnelles.

Un sentiment de déclassement propagé dans la société

Les effets de classements scolaires ont un impact sur le sentiment de déclassement et de sentiment d’insertion ou non. Comme le montrent Dubet, Duru-Bellat et Vérétout (2010), le poids que la société donne au diplôme va avoir une importance forte sur le quotidien de l’école (stress, incivilités), mais aussi sur la vie professionnelle (sentiment de déclassement, manque de reconnaissance de la formation continue…) : « Dans certains pays, les diplômes créent relativement peu d’inégalités de revenus, alors que dans d’autres ils en créent beaucoup : ils creusent bien plus les écarts à l’est ou au sud de l’Europe qu’au nord, et ceci dépend, à la fois, de la structure des systèmes scolaires et de celle des emplois et des salaires ».

L’hyperchoix de l’orientation

Au poids du diplôme se rajoute également la difficulté pour nombre de jeunes à s’orienter dans un système éducatif hyperspécialisé où l’on demande à des jeunes de choisir une voie ou un métier dès l’âge de quinze ou seize ans. Les débats générés par le logiciel Admission Post Bac devenu Parcoursup sont révélateurs du stress généré chez les jeunes et leurs parents pour choisir la « bonne » filière au plus tôt parmi des milliers. L’affluence d’élèves et de parents dans les salons de l’orientation est significative de cette volonté de trouver la filière idoine dans une offre de formation publique et privée pléthorique.

Aujourd’hui, l’orientation professionnelle des jeunes se trouve à l’intersection de choix individuels, familiaux et de déterminismes sociaux, territoriaux.

Qui est ce jeune adulte ?

Georges Lapassade d’abord, puis Jean‑Pierre Boutinet ensuite, se sont interrogés sur ce jeune adulte. Comme le rappelle le premier, toutes les sociétés définissent en effet systématiquement les adultes en opposition avec l’enfance. L’adultus reste bien celui qui, selon l’étymologie, aurait fini de croître, serait arrivé à sa maturité et assumerait des responsabilités, tiendrait des engagements et exercerait un métier.

Pour Jean‑Pierre Boutinet, être adulte se caractérise par le fait de se sentir responsable. La notion de responsabilité invoquée par Boutinet et Dominicé comme curseur de l’état adulte semble marquer le pas pour les générations les plus jeunes qui peinent à s’insérer professionnellement, même si celle-ci se déporte sur des engagements liés à l’écologie ou à l’humanitaire. Ce qui est sûr, c’est que le modèle linéaire études/insertion/travail/retraite a explosé pour laisser la place à une nouvelle temporalité de l’alternance faite de sas ou d’allers-retours entre études, emploi, chômage et inactivité… On semble loin des trois phases que Van Gennep dans son explication des rites de passage distinguait : la séparation, la transition et la phase d’incorporation.

Ce brouillage des âges de la vie que J.P. Boutinet réservait aux adultes semble aussi concerner les jeunes qui ne s’installent pas dans le statut d’adulte mais qui ne sont plus des adolescents.

Du côté des parents, ils sont d’autant plus compréhensifs qu’ils ont connu également ces difficultés d’insertion et de stabilisation professionnelle.

Georges Lapassade envisageait déjà les conséquences qui allait concerner l’éducation et la formation : « La formation professionnelle ne doit plus viser, si du moins elle veut être efficace, à la transmission d’un métier mais à un entraînement en vue d’un ajustement permanent à la transformation des techniques ».

Des jeunes entre conformisme et contestation

La faculté à critiquer les règles lorsqu’elles sont ressenties comme injustes marquent aujourd’hui culturellement notre société. De nombreuses enquêtes qualitatives ont montré le sentiment de malaise qui touche les jeunes européens avec des ruptures assez fortes entre jeunes des pays nordiques et jeunes des pays du sud de l’Europe. La mondialisation ou encore la construction européenne est perçue davantage comme une menace qu’une opportunité laissant ainsi la place à d’autres formes de construction de l’identité individuelle que peuvent représenter l’espace familial ou social de proximité.

Pourrions-nous dire que la difficulté des jeunes à se projeter sereinement dans le futur est due au fait qu’il n’y a plus de projet de société, de « fictions nécessaires » pour reprendre l’expression de François Dubet, c’est-à-dire des cadres cognitifs et moraux indispensables à l’accomplissement du projet de socialisation ? Le récent débat sur les bullshit jobs dénoncés par des jeunes diplômés très qualifiés est révélateur de cette quête de sens.

Les difficultés d’insertion des jeunes vont-elles affecter les liens intergénérationnels ?

Notre modèle social a été conçu sur la base d’une confiance intergénérationnelle qui peut être illustrée à travers les mécanismes de retraite par répartition notamment, mais aussi par l’acceptation par les aînés de situations professionnelles difficiles, mais tolérées dans l’espoir que leur progéniture ait une vie plus facile. Ce modèle qui ne fonctionne plus modifie en profondeur le rapport que les jeunes ont de l’Etat, du travail et du salariat et de manière plus large de la démocratie. Duru-Bellat et Verley ont précisé de manière longitudinale l’allongement de la jeunesse et le renforcement du rôle des parents :

« Entre 1982 et 1994, l’âge médian de fin d’études passe de 19 ans et 3 mois à 22 ans. En 2001, un jeune sur deux sortant de l’enseignement supérieur a plus de 23 ans. Parallèlement, l’âge médian d’obtention d’un emploi passe de 21 ans et 6 mois à 24 ans. Le modèle de l’accès rapide à l’emploi stable à l’issue de la formation est fortement remis en question, au profit de parcours moins linéaires, plus flexibles voire aléatoires. »

Ces difficultés d’insertion rappellent aussi cruellement les inégalités sociales qui font que la difficulté d’insertion est rapidement corrélée à des formes de marginalisation selon les difficultés d’emploi des parents. N’est pas Tanguy qui veut…

Le sentiment que la précarité ou la pauvreté sont des situations partagées collectivement par le même groupe d’âge peut provoquer un autre phénomène paradoxal. A la fois, cela peut déculpabiliser des jeunes qui se voyaient auparavant renvoyer leur manque de projet ou de volonté individuelle. A partir du moment où un sentiment d’appartenance à une classe d’âge existe, une possibilité d’opposition existe avec les autres classes d’âge.

Cette tendance pourrait devenir saillante dans la mesure où, à l’autre bout des âges de la vie, les pouvoirs publics demandent de travailler plus longtemps, même s’il y a encore de gros écarts entre l’âge théorique de départ ou de relégation du marché du travail et l’âge réel.

Finalement, la problématique de l’insertion professionnelle des jeunes est très paradoxale au regard de celle de leurs aînés. Les jeunes n’ont jamais été aussi longtemps formés (la jeunesse n’a jamais été aussi diplômée ; plus de 50 % des jeunes de plus de 20 ans étant encore scolarisés), ils n’ont jamais eu autant d’expériences professionnelles par des stages qu’ils soient d’observation ou d’application ou des « petits » boulots.

Ils maîtrisent les outils de la nouvelle économie numérique mieux que leurs aînés et sont à l’aise dans la polyvalence cognitive développée par ces technologies nouvelles. Leur identité se créé davantage par des styles identitaires tels que la musique, les vêtements ou des pratiques de loisirs.

Leur approche des rapports sociaux est à l’image de leurs pratiques numériques : moins hiérarchiques et plus horizontales, plus immédiates…

Dernier paradoxe, mais non des moindres, ce sentiment de la jeunesse semble aussi très dépendant du niveau socioprofessionnel des parents et de leur pouvoir d’achat.

The ConversationEnfin, dans une jeunesse qui dure, jeunesse à rallonge comme le disent certains, les jeunes sont dans le même temps dépendant économiquement de leurs parents et autonomes dans la création de leur style de vie, à la fois inquiets face à l’avenir mais pouvant tester des choix d’orientation variés, trouver des passerelles entre des formations ou des niveaux d’études.

Gilles Pinte, Maître de conférences en sciences de l'éducation, Université de Bretagne Sud et Jacques Fischer-Lokou, Maître de conférences en psychologie sociale, Université de Bretagne Sud